SolutionScience #013 | 10 opinions, 0 décision : les SEs face aux nouveaux acheteurs B2B

SolutionScience #013 | 10 opinions, 0 décision : les SEs face aux nouveaux acheteurs B2B

Tu pensais faire une démo ? Tu viens pourtant d’entrer dans un conseil municipal.

Sur l’invitation du zoom, il y avait pourtant quatre noms. Quatre, c’est parfait pour rendre une démo conversationnelle : une personne a priori désignée comme décideur (selon ton AE), un utilisateur métier, une personne technique et un autre sponsor. À ce stade, c'est très bien. Et puis, au moment de commencer, les visages s’empilent à l’écran : une personne côté DPO, un responsable SI, deux responsables data, un PM, quelqu'un qui semble farouchement opposé à toute initiative logicielle, une personne du marketing qui veut voir « comment ça s’intègre », et un type que personne ne connaît vraiment mais qui a travaillé « sur un sujet proche l’année dernière ».

Je ne sais pas pour toi, mais en ce qui me concerne, ça fait maintenant quelques années que je vois cette scène se répéter. Sur des deals structurants à 500k, évidemment, et c'est plutôt souhaitable, mais aussi sur des petits projets à 30k. C’est devenu très banal. Ce qu'on appelle « les acheteurs », c'est-à-dire l'ensemble des parties prenantes, se sont transformés en une sorte de forum ouvert, où tout le monde a un avis, même ceux qui ne toucheront jamais la solution.

Et ce n’est pas juste une tendance ou un syndrome qui touche les annonceurs en général : c’est une lame de fond. Les acheteurs B2B ne fonctionnent plus comme avant : la décision n’appartient plus à une poignée de personnes qui souhaitent être « alignées », mais à une constellation d’acteurs, chacun avec son propre niveau d’influence, ses contraintes, ses pain points, ses peurs et surtout… son ego.

Avant, il était essentiel d'identifier le meilleur sponsor, le champion, de gérer et convertir les objections, et d'avancer dans le cycle de vente. Aujourd’hui, tu passes ton temps à synchroniser des threads parallèles, à répondre à des questions qui sont déconnectées des besoins principaux, et à réexpliquer la même chose à des gens qui ont découvert le projet la veille. Pire encore, tu te rends compte que personne ne se parle vraiment chez ton prospect.

Le cycle de vente s’est donc allongé, mais surtout, il s’est fragmenté. Chaque nouveau stakeholder apporte une couche supplémentaire de bruit, d’interprétation et de complexité, voire un gros facteur de nuisance pour ton opportunité.

Et le pire, c’est que ce n’est pas une anomalie. C’est juste la nouvelle norme.

On parle souvent de process internes, de ralentissements côté clients, de priorités mouvantes… mais je crois que ce sont juste des excuses. La vérité est plus structurelle : la façon d’acheter a changé. Mais pas vraiment la façon de vendre.

Quand j’ai commencé le métier de Presales au début des années 2010, certains Sales plus anciens me racontaient qu'avant l'ère du SaaS, un deal, c’était quelques réunions et hop, un contrat signé. Je les écoutais avec un peu de doute.

C'est vrai que le SaaS est arrivé comme une promesse de simplicité : plus besoin de serveurs, pas de maintenance, donc des cycles plus courts et des décisions plus rapides. Sur le papier ça sonnait plutôt bien, mais en pratique, ça a carrément déplacé la complexité. Le cloud a ouvert la porte à tout le monde et, fatalement, tout le monde est entré. Petit à petit, la DSI a cessé d’être la porte d’entrée unique. Les métiers ont voulu peser sur les choix, la sécurité a réclamé son mot à dire, la finance a exigé de prouver le ROI et le juridique s’est incrusté pour compliquer le tout. J'ai fait ma petite recherche : selon Forrester dans son étude The State of Business Buying parue en 2023, on se retrouve avec 13 personnes en moyenne impliquées dans une décision B2B. Treize ! Un chiffre qui résume bien notre quotidien : trop de monde pour décider, pas assez pour avancer.

Et plus le nombre d’intervenants augmente, plus le temps d’attention s’effondre. Gartner, qui ne dit pas que des bêtises, montre dans son Future of Sales de cette année que les acheteurs ne passent que 17 % de leur temps total à échanger avec des éditeurs. Fais un petit calcul : si tu es un des trois éditeurs considérés, tu obtiens plus ou moins 6 % de leur attention ! C'est peu, non ?

Et pour couronner le tout, j'ai lu que selon Gartner encore, 75 % des acheteurs B2B préfèrent un parcours sans commercial. Sans commercial, pas sans SE hein ! Bon, la bonne nouvelle, c'est que les achats 100 % en self-service génèrent beaucoup plus de regret post-achat...

Aujourd’hui, les acheteurs ne se contentent plus d’attendre qu’on leur explique quoi que ce soit. Ils mènent leurs propres recherches, souvent bien avant qu’un commercial ou un SE ne soit dans la boucle. Ils veulent comprendre par eux-mêmes, valider leurs hypothèses, tester, comparer, et n’avoir à parler à quelqu’un que quand tout est déjà bien défriché.

Les rapports de TrustRadius 2024 montrent que les contenus self-serve et les démos (ouf) figurent parmi les facteurs d’évaluation les plus importants côté acheteurs.

Leur démarche de self-service ressemble souvent à ça :

  • Chercher de l’info générale sur le web et potentiellement les avis négatifs, sur les forums, blogs, comparatifs et retours d’expérience d’autres clients.
  • Regarder des vidéos de product tours ou de démos publiques, pourtant bien plus marketing que réalistes.
  • Lire la documentation produit et les pages de support pour évaluer la complexité d’intégration et les limites éventuelles.
  • Tester la solution en free trial, parfois à moitié, parfois très mal, mais suffisamment pour se forger une vraie conviction.
  • Demander conseil à des consultants externes ou à des freelances, qui donnent souvent des avis sans connaître le contexte, et pire encore, sans connaître la solution.
  • Utiliser ChatGPT ou d’autres LLM pour comparer les solutions, avec les résultats aléatoires que l'on imagine.
  • Lire les retours clients sur G2, TrustRadius ou Capterra, devenus leurs sources de vérité terrain.

C’est ça, la nouvelle réalité : tu n’es plus en amont du cycle. Tu arrives au milieu d’un processus que le client a déjà commencé sans toi. Quand un acheteur arrive après un tel parcours, il ne cherche plus vraiment à comprendre, il cherche à confirmer. Le problème, c’est que ce qu’il « croit savoir » dépend entièrement de la qualité du contenu qu’il a trouvé (souvent créé par le Marketing ou Product Marketing): s’il a lu des sources fiables, ton travail sera fluide. Sinon, tu vas passer beaucoup de temps à corriger les dégâts du self-service.

Et au fond, c’est peut-être ça le vrai virage du métier de Solution Engineer : on est devenus des médiateurs de confiance entre ce que le client pense acheter et ce dont il a réellement besoin.

Avec ce que je vois sur le terrain depuis plusieurs années, je suis convaincu que le rôle Presales doit évoluer plus vite : je sens, et je ne suis pas le seul, que quelque chose ne colle plus entre la façon dont les acheteurs avancent aujourd’hui et la façon dont les éditeurs organisent encore leurs équipes avant-vente (et le cycle de vente en général). Si on veut garder notre influence, il faut repenser notre périmètre.

D’abord, je crois que le rôle du SE va devoir se dédoubler. On ne pourra plus se contenter d’intervenir uniquement dans la partie visible du cycle. Il faudra aussi s’impliquer dans tout ce qui nourrit la phase asynchrone. Et l’IA va peser très lourd ! En clair, l’IA va permettre de nourrir le self-service des acheteurs avec des contenus orientés presales qui sont plus précis, plus contextualisés, et disponibles instantanément.

Aujourd’hui, ce n’est pas encore notre job officiel, je le conçois. Mais soyons honnêtes : si on ne s’en occupe pas, quelqu’un d’autre le fera, probablement avec moins de discernement technique.

Je pense aussi que le SE doit devenir une sorte d’architecte du parcours d’achat. Pas dans le sens marketing du terme, mais au sens de la vente : comprendre les personas, leurs enjeux, leurs craintes, leurs biais, et construire la narration à distance qui les aide à avancer sans se perdre.

Enfin, je crois (et je l'espère) que notre mission va de plus en plus être dirigée sur notre capacité à faciliter la décision : aider le prospect à comprendre, à comparer, à le mettre en situation de décider plus vite. Ce n’est pas une perte de pouvoir, c’est l’évolution naturelle du rôle. Les SEs qui s’y préparent auront toujours une longueur d’avance.

Si tu veux garder la main dans ce chaos organisé, voilà quelques gestes simples qui changent vraiment la donne :

  1. Cartographie tes opps avec ton AE : prends le temps d’identifier chaque stakeholder : son rôle, son enjeu, sa situation, ses doutes, sa capacité d’influence (ou de nuisance). Je t'invite vraiment à creuser la question du Power Mapping qui est trop souvent bâclé par les commerciaux. Tu comprendras vite qui décide vraiment, et qui parle juste un peu trop fort.
  2. Collabore avec le marketing : arrête de râler sur les assets trop marketés (oui, je suis pareil). Mets ta main dans le cambouis et co-écris des cas d’usage, enregistre des mini-démos, apporte ta nuance terrain ! Tu verras que le contenu réellement utile au parcours d’achat, c’est souvent celui qu’un SE a touché de près et pas la vision produit poussée en Keynote (même si c'est utile dans d'autres circonstances)
  3. Industrialise le contenu asynchrone : chaque bonne démo peut devenir un asset qui voyage seul. Reprends ce qui a bien marché, simplifie, enregistre et rends-le partageable. Ça t’évite de répéter 30 fois la même chose et ça fait vivre ton expertise dans toute l'organisation commerciale. Et utilise l'IA pour produire vite et mieux.

Et toi, tu continues à faire des démos à des comités de 15 personnes, ou tu prépares déjà le self-service de demain ?

Merci d’avoir lu jusqu’ici ! Ce numéro était plus long que les autres, mais je crois que c'était important de prendre du temps pour ça.

Si tu veux continuer à creuser ces sujets, abonne-toi à SolutionScience et partage ce numéro à tes collègues SE !

À vendredi prochain !

Philippe