SolutionScience #018 | Comment l’IA peut transformer ta discovery
Depuis trois ans maintenant, l’IA générative a déclenché une sorte de ruée vers l’or dans toutes les équipes commerciales. Tout le monde s’est mis à chercher « comment l’utiliser », souvent avec cette idée un peu étrange : plus un outil est puissant, plus il doit forcément remplacer quelque chose.
Et dans ce rush, la discovery est devenue la première victime : on a confié la partie la plus humaine du métier à des modèles statistiques. Malin, non ?
Tu as peut-être déjà vécu des moments un peu « awkward » (ça veut dire gênant, je fais la traduction pour mes parents qui me lisent aussi). Ton AE débarque avec l’air triomphant : il pose son laptop à côté de toi, te regarde avec un sérieux presque solennel, puis t’annonce à chaud :
« J’ai demandé à ChatGPT de préparer les questions pour la discovery de demain, tu vas voir ça couvre tout ! »
Dans la foulée, il te montre un Google Doc rempli de questions posées les unes après les autres, pas mal rangées mais totalement hors sol, comme s'il avait confondu discovery et inventaire.
On pourrait d'ailleurs poser ces questions à Décathlon, Société Générale, Adeo ou même un service de néonatalogie, ça fonctionnerait pareil.
Le jour du call, ton AE lit les questions les unes après les autres, avec le même enthousiasme qu’un agent du recensement de l'INSEE. Le prospect essaye de répondre tant bien que mal au début, puis de plus en plus brièvement, jusqu’à fixer son écran dans un état oscillant entre la résignation et l’envie (très probable) de fuir. On ne sait en fait plus vraiment s’il est en train de réfléchir ou simplement de se dissocier pour survivre. Mais je m'égare...
Quand tout le monde se déconnecte, tu te retrouves avec ton AE pour débriefer avant que ça refroidisse :
« On a fait une super discovery, tu as tout ce qu'il te faut pour préparer ta démo je pense ! »
Spoiler : non, pas vraiment.
Une telle session de discovery ne produit en général aucune information utile. Pire encore : personne ne sait quel est le vrai problème à résoudre à la fin du call.
Ce n’est pas l’IA qui a faussé le travail : ce sont les humains qui l’ont utilisée comme un distributeur automatique de questions.
Je vois ce phénomène se répandre partout. Comme si soudainement, la discovery n’était plus un exercice d’écoute critique, mais une tâche que l’on pourrait déléguer à une machine. C'est une idée confortable... mais terriblement dangereuse pour la fonction commerciale.
Soyons honnêtes deux minutes : depuis que les LLMs se sont infiltrés côté Sales, les calls ressemblent souvent à des questionnaires administratifs : les prospects répondent mécaniquement parce qu’ils se sentent interrogés et non écoutés. Ils ne se livrent pas.
Si tu me connais un peu, tu sais probablement que je suis passionné par la dimension émotionnelle de l'intelligence : si elle est oubliée, les AEs ne sentent rien. Et nous autres SEs récupérons ensuite des briefs creux, pas utilisables, et parfois même trompeurs.
C’est fascinant, cette capacité à confondre la quantité et la profondeur.
En réalité, la discovery est une phase bâclée dans beaucoup d’équipes commerciales. L’IA ne fait qu’amplifier un problème de fond : on ne sait plus pourquoi on pose des questions, ni ce qu’on cherche réellement à faire émerger chez un prospect. Et quand on ne comprend plus la finalité de la discovery, on la transforme naturellement en check-list.
On a tendance à l’oublier, mais une discovery n’a jamais été une séquence de questions à dérouler. Ce n’est pas un inventaire, ce n’est pas un interrogatoire, et ce n’est surtout pas un moment où l’on collecte « de l’information » comme on coche des cases dans une liste de courses chez Auchan (ou chez Biocoop si tu préfères le bio).
La discovery, c’est l’art délicat de faire émerger un problème qui vaut le coup d’être résolu maintenant. Ce problème ne doit pas être théorique (c'est à dire issu de la définition marketing de la solution). Il doit avoir un coût et un poids. Il doit correspondre à une urgence réelle chez le prospect.
Et pour y arriver, il faut sentir des nuances qui échappent évidemment aux questions générées par des LLMs :
- Identifier les formulations hésitantes du prospect,
- Sentir l’agacement qui se glisse derrière une question pourtant neutre,
- Repérer la contradiction entre ce qui est dit et ce qui est soigneusement camouflé,
- Comprendre le jeu politique sans que personne n’ose en parler,
- Savoir quand creuser une réponse,
- Percevoir qu’un CDO ou un CTO idéalise la maturité digitale de ses équipes alors qu'en réalité tout accuse quinze ans de retard,
- Identifier très tôt les profils avec un fort potentiel de nuisance, ceux qui ne veulent pas du projet pour des raisons qu’ils n’avoueront jamais ouvertement en call,
- Reconnaître le « décideur » qui ne décide de rien et qui découvre lui-même qu’il est censé jouer un rôle.
L’erreur de beaucoup d’équipes ? Croire que l’IA peut (et doit) produire les questions. Je crois que c’est le pire rôle qu’on puisse lui donner. En réalité, l’IA générative est brillante sur tout ce qui se passe avant la conversation, dans la préparation.
Je me suis amusé à lister 4 choses pour lesquelles elle excelle vraiment :
- Synthétiser le contexte beaucoup plus vite
Les LLMs peuvent lire en trois secondes ce que toi tu lirais en vingt minutes. Ils peuvent condenser, filtrer, dégager l’essentiel, et transformer un tas d’informations en une matière vraiment exploitable :
- Analyser le site web complet du prospect,
- Extraire quelques signaux de maturité digitale,
- Identifier les priorités métier pour une verticale voire pour ton prospect,
- Comparer les mots-clés du prospect avec ceux de tes use cases,
- Détecter les expressions qui trahissent un irritant (je hais ce mot)
Le but est de commencer à réfléchir à plusieurs hypothèses.
- Repérer les angles morts
Dans un contexte de discovery, la capacité de l'IA générative à te montrer ce qui manque est essentielle. Tu peux lui demander :
- « Qu’est-ce que j’oublie d’explorer dans le contexte du prospect ? »
- « Quels sont les risques classiques dans un projet de ce type ? »
- « Quelles parties prenantes pourraient être impliquées sans apparaître dans le brief ? »
Le modèle agit alors comme une sorte de « sparring partner silencieux » : il t’oblige à élargir ta compréhension, à prendre du recul, et surtout à anticiper.
Et ça, c’est un luxe !
- Générer des hypothèses (pas juste des questions)
C’est probablement l’usage le plus puissant (et le moins utilisé). La discovery ne commence pas au moment où tu poses des questions : elle commence au moment où tu formules une première hypothèse. Tu peux demander à un LLM :
- « S’ils veulent remplacer leur CDP, quelle pourrait être la cause profonde ? »
- « Quelles tensions politiques sont probables dans un projet de ce genre ? »
- « Si le sponsor interne semble très motivé, quel combat politique interne essaie-t-il de gagner à travers le projet ? »
- « S’ils disent vouloir accélérer le time-to-market, est-ce un sujet d'outillage… ou un sujet organisationnel ? »
- « Si le marketing pousse pour un nouvel outil, qu’est-ce que cela révèle : une frustration ? un manque d’autonomie ? un conflit avec l’IT ? »
- « S’ils sont obsédés par simplifier leur stack, est-ce à cause de coûts ou d’un historique chaotique que personne ne contrôle vraiment ? »
Avec ce genre d'hypothèses préparées en amont, tu obtiens un angle, une lecture métier, des scénarios plausibles, et souvent un début de storyline. Tu n’arrives plus dans un call pour « collecter ». Tu arrives pour vérifier, ajuster, recadrer et... aider.
- Préparer des chemins narratifs
Tu peux même demander dans un prompt :
« Pour une entreprise de ce type, quelles sont les conversations typiques qui émergent en discovery ? »
À la place d'une liste de questions à poser, tu analyses plutôt des chemins pour guider et orienter la conversation avec ton prospect.
Par exemple :
- Un chemin orienté efficacité opérationnelle,
- Un chemin orienté data,
- Un chemin orienté gouvernance et conformité,
- Un chemin avec une lecture business, orienté ROI ou performance.
Le prospect ne sent pas qu’il est interrogé, mais écouté. C’est utile parce que ça t’aide à comprendre où la conversation pourrait aller (le conditionnel est important ici), et tu restes libre d’adapter dès que ton prospect t’ouvre une porte à laquelle tu ne t’attendais pas.
À ce stade, on pourrait croire que l’IA est dangereuse pour la discovery. Ce n’est pas du tout le cas. Ce qui est dangereux, c’est de lui confier les mauvaises responsabilités.
Quand un AE se retrouve à poser des questions hors contexte, c’est qu’il ne sait plus pourquoi il les pose. Et quand personne ne rebondit sur une réponse importante, c’est qu’il n’y a aucune hypothèse derrière la question.
La discovery « robotique » n’est pas un accident technologique : c’est le symptôme d’équipes qui n’ont pas vraiment compris ce qu’elles cherchaient.
Bon... j’ai pas mal taclé les AEs depuis le début de cet article (désolé, mais c’est volontaire, j'agis pour le bien commun !). Beaucoup de calls de discovery sont encore faits sans SE… et c’est une (très) grosse erreur. Pourquoi ? Un AE seul, aussi talentueux soit-il, ne peut pas porter la lecture commerciale et la lecture métier (les cas d'usage) et la lecture technique et la lecture solution.
Quand le SE est absent, tout le cycle en paie le prix.
S’il y a bien une chose que j’ai apprise en plus de quinze ans dans ce métier, c’est que la discovery ne doit jamais être le travail d’une seule personne. Jamais ! Ni celui de l’AE. Ni celui du SE. C’est un exercice de duo, un moment où deux intelligences, commerciale et technique, doivent se synchroniser avant de parler à un prospect.
Laisse-moi te donner un exemple très concret.
Il m’est arrivé des dizaines de fois d’être impliqué bien trop tard sur un deal CDP, avec un brief de discovery transmis en mode « résumé express débrouille-toi avec ça mon gars ». Et ça donne souvent un truc comme :
« Ils veulent une CDP pour unifier les profils. »
« Ils veulent une CDP pour faire de la personnalisation en temps réel. »
« Ils veulent une CDP pour mieux segmenter avec leur 1st party. »
« Ils veulent une CDP parce qu’ils galèrent avec les identités. »
Tu lis ça, et tu sens ton âme quitter ton corps. Parce que, soyons honnêtes : c’est juste la définition d’une CDP, pas vraiment le fruit d'une vraie discovery.
C’est comme si le diagnostic d'un médecin concluait :
« Il a mal. »
« Il veut aller mieux. »
« Il respire pas super bien. »
Voilà, super, merci docteur.
Avec ce genre de « brief », tu fais quoi, tu prépares quoi, tu personnalises quoi ?
Rien.
Tu ne fais que deviner et supposer. Et donc tu bricoles.
Je vais te partager une petite méthode maison que j’appelle IHO. Le nom ne veut absolument rien dire, il sonne vaguement scientifique parce qu’il fallait bien trouver un truc… mais c'est très très simple et cela force l’alignement AE/SE avant le ou les calls de discovery.
- Insights
Je vais dire désormais « vous » quand je parle du binôme AE + SE.
En préparation du call, vous demandez à un LLM de vous éclairer rapidement sur :
- La verticale et ses dynamiques,
- Les signaux marché visibles,
- L’organisation probable du prospect,
- Les challenges et les « irritants » métiers typiques de cette verticale, même si ton AE croit les connaître par coeur.
L’objectif est d’éviter d’arriver au call avec deux visions contradictoires du contexte du prospect.
- Hypothèses
C’est là que le vrai travail commence. À partir de ces insights, vous discutez et validez deux ou trois hypothèses plausibles.
Des scénarios qui doivent expliquer ce que vous voyez, ce que vous lisez, et ce que vous sentez de la situation actuelle.
Je te donne des exemples qui correspondent à ma propre experience terrain et des hypothèses que j'ai pu confirmer après coup :
- « S’ils envisagent de remplacer leur CDP actuelle, la cause profonde (la vraie) est peut-être organisationnelle plutôt que technique. » En gros, il existe peut-être un conflit entre le métier et l'IT, une gouvernance inexistante, ou encore un projet CDP très mal (voire pas) sponsorisé.
- « Leur obsession pour le temps réel reflète peut-être une frustration très forte liée à la lenteur des workflows actuels. » Traduction : leurs équipes mettent peut-être encore trois jours à sortir une audience simple à partir d'exports CSV qui tournent la nuit comme en 2008. Et des campagnes qui partent avec une semaine de retard...
- « S’ils hésitent entre plusieurs architectures, c’est peut-être qu’ils n’ont jamais vraiment clarifié leur gouvernance data. » En clair, ce n’est pas parce que le CTO de ton prospect raconte dans le Monde Informatique que tout est fantastique que la réalité suit : tu discutes avec les opérationnels et tu découvres l'envers du décor...
Ces hypothèses ne servent pas à orienter la conversation de force : elles servent à vous mettre d’accord sur ce que vous cherchez à valider.
- Objectif dominant
C’est probablement la partie que la plupart des équipes n’ont jamais réellement explicitée. Avant le call, vous devez vous mettre d’accord sur un objectif dominant qui va être le fil conducteur de la conversation.
Des exemples très simples :
- Comprendre où se situe la friction réelle,
- Déterminer qui tient (vraiment) la décision,
- Evaluer la maturité réelle.
Quand un AE et un SE partagent le même objectif de conversation, ils ne se marchent plus dessus.
Bref, cette méthode est un format compact qui met automatiquement AE et SE dans le même sens, sans lourdeur et sans framework impossible à utiliser dans la vraie vie.
Tu l'as compris, l’IA ne peut pas remplacer la finesse humaine mais elle peut la mettre encore plus en lumière.
Voilà 3 conseils que tu peux mettre en place immédiatement, au-delà de la méthode IHO.
- Réécris toi-même les questions essentielles : tu veux être sûr de comprendre le prospect ? Alors écris toi-même ce que tu vas lui demander. Une question écrite à la main, dans ton style, sera toujours plus intelligente qu’une question « parfaitement formulée par l'IA» mais terriblement impersonnelle.
- Limite-toi à 10 questions préparées, jamais plus : au-delà, tu vas perdre le fil... et le prospect avec. Ton objectif n'est pas de demander plus mais de comprendre vite le vrai problème de ton prospect.
- Utilise l’IA après la discovery et pas seulement avant : c’est un réflexe qui peut beaucoup t'aider : résumer la conversation, extraire les signaux faibles, identifier les risques potentiels en amont, commencer à proposer des angles narratifs pour la démo, vérifier les hypothèses.
L’IA n’est pas là pour remplacer ton intuition. Une discovery doit rester une conversation humaine pendant laquelle un prospect te raconte son quotidien, ses frictions, ses « rêves », ses contraintes politiques, et ses peurs parfois.
Selon moi, le futur de la discovery ne sera pas robotique mais hybride : une équipe qui gagne du temps pour poser les questions qui comptent vraiment.
Prends ce virage maintenant : tu seras dans quelques temps en avance sur 90 % du marché.
Et toi, tu penses encore « liste de questions » ou déjà « hypothèses solides » ?
Merci d’avoir lu ce numéro jusqu’au bout ! Il était dense, exigeant, et probablement un peu long… mais je crois que le sujet mérite mieux que des punchlines !
Comme toujours : merci pour ta confiance, ton temps, et ton envie de progresser dans ce métier.
On se retrouve vendredi prochain, même endroit, même heure (ou presque), avec un nouveau numéro pour continuer à affûter le plus beau job du monde.
Si ce numéro t’a été utile, tu me ferais un grand plaisir à l’envoyer à ton AE, à ton pote SE préféré, ou même à ton manager.
On a tous une discovery à sauver.
Philippe