SolutionScience #009 | Faut-il aimer vendre pour être un bon SE ?

Durant mes premières années de Solution Engineer, j’ai longtemps cru que je ne devais rien vendre. Que mon rôle, c’était de comprendre, d’expliquer, de rassurer, et de gagner la partie technique. Point. Pendant un bout de temps, j’ai utilisé cette définition comme un bouclier : elle me protégeait de la peur d’être perçu comme un « commercial » et me donnait l’impression d’être différent, plus honnête, plus objectif peut-être.
Puis, un jour, j’ai compris que cette posture me protégeait plus qu’elle ne servait le business.
Chaque fois que j’ouvrais la bouche devant un prospect, que je le veuille ou non, je vendais déjà.
J’ai vu un certain nombre de collègues SEs tomber dans ce piège : se convaincre qu’ils n’étaient là que pour la partie technique du cycle de vente. Dérouler la démo, dessiner trois schémas d’architecture sur un whiteboard, répondre aux questions du prospect et sortir des réunions avec ce faux sentiment du devoir accompli. Mais derrière, avec un tel mindset, c’est souvent l’AE qui ramasse, seul, face aux doutes et aux objections.
Crois-moi, en général, ton prospect ne se dit jamais :
« Waouh, quelle belle performance technique, ce SE est formidable ! »
Il se dit plutôt :
« Ça semble être une bonne solution mais ils ne me comprennent pas, je ne leur fais pas confiance. »
Et sans confiance, il ne se passe rien.
À l’inverse, j’ai aussi vu des SEs surjouer la posture commerciale, pousser la solution comme s’ils avaient une prime spéciale sur le closing. Dans ces cas-là, les clients décrochent vite : ils savent distinguer un expert qui les aide à évaluer une solution d’un vendeur déguisé qui force la décision. Et un SE qui veut absolument closer perd aussitôt ce qui fait sa force : la crédibilité et l’objectivité. C’est comme voir un médecin prescrire un traitement tout en touchant une commission sur chaque boîte : tu n’as plus confiance.
Alors, faut-il que tu aimes et surtout que tu saches vendre pour faire correctement ton métier ?
La vérité, c’est que j’ai (volontairement) mal posé la question. Selon moi, tu n’as pas besoin « d’aimer vendre » au sens commercial. Tu as besoin d’accepter que ton rôle est indissociable de la vente. La démo, le POC, la réponse à un RFP, la façon dont tu reformules un besoin pendant une discovery : tout ça, c’est de la vente. Pas au sens de pousser un contrat sous le nez d’un client, mais au sens de créer les conditions pour qu’il le signe.
J’ai croisé des centaines d’AEs dans ma carrière. Et chez eux, « aimer vendre » n’est pas une formule romantique : c’est un moteur ! Ils sont souvent animés par l’adrénaline du deal qui avance et les frissons des défis qui vont avec. Peu importe le produit, la mécanique est la même : convaincre, embarquer, closer. Leur plaisir, c’est l’acte de vendre. C’est pour ça qu’ils peuvent passer d’une CDP à un logiciel RH sans perdre leur flamme : c’est le jeu de la vente qu’ils aiment, pas le terrain particulier de la solution.
Si j’ai souhaité parler de ça cette semaine, c’est que la question a pris une toute autre épaisseur depuis 12 à 18 mois : on sent clairement que de plus en plus d’éditeurs cherchent des SEs capables d’être aussi d’excellents AEs, comme si un changement de paradigme s’imposait dans la définition même du rôle.
Des SEs déguisés en AEs, en somme.
Autrement dit, tu n’es plus « seulement » l’expert technique qui crédibilise, tu deviens aussi celui qui doit influencer la décision et prendre en charge des morceaux entiers de l’exécution commerciale.
Je crois que c’est une bombe à retardement.
Pourquoi ? Je pense que ce glissement dilue l’essence même du rôle : ces éditeurs prennent le risque de détruire la valeur unique du métier de SE, être la voix de confiance, et surtout objectiver le discours commercial.
Attention, je reste toutefois nuancé : un SE senior doit impérativement savoir driver un deal, en donner le cap et la structure. Mais quand il commence à assumer la mécanique d’exécution commerciale à la place de l’AE, la frontière est franchie. Et à ce jeu-là, ce sont la crédibilité et la confiance qui se perdent.
Tu peux être un très bon AE ou un très bon SE, mais pas vraiment les deux en même temps. Vendre est un métier. Croire le contraire, c’est dégrader deux métiers au lieu d’en renforcer un seul. Et c’est aussi se préparer à une explosion et un turn-over massif : aucun SE n’a signé pour faire un double job au prix d’un seul.
Il y a aussi un angle que beaucoup d’éditeurs oublient, surtout ceux qui débarquent fraichement en Europe, en dehors de leur marché de base : la culture locale. Aux États-Unis, un SE qui prend les rênes de la discussion commerciale est souvent perçu comme un partenaire de l’opportunité. En France, ce même comportement passe pour agressif et maladroit. J’ai vu des clients fermer la porte à cause de ça. Les éditeurs américains qui imposent leur modèle sans adaptation commettent une erreur stratégique immense. Un go-to-market ne se copie pas, il se traduit ! Et ignorer cette réalité, c’est se condamner à échouer. Malheureusement, beaucoup l’apprennent après avoir grillé trois équipes et raté deux années de pipeline.
Alors, faut-il que tu aimes vendre ? Non, pas forcément. Mais il faut assumer que tu vends à ta manière : tu vends de la confiance, tu vends une vision claire, tu vends de la réassurance technique, tu vends la capacité du produit à résoudre un problème concret. Et tout ça, aucun AE ne peut le faire à ta place.
C’est ce que j’ai appris à accepter (et à adorer) au fil des années. Chaque réponse que tu donnes, chaque doute que tu lèves, chaque moment où tu aides le client à se projeter, tu vends. En enlevant des obstacles à la décision. Les meilleurs SEs ne sont pas ceux qui aiment vendre, mais ceux qui acceptent qu’ils font partie intégrante de la mécanique de vente.
Alors oui, la tentation de se cacher derrière le discours du « je ne vends rien » est forte. Ça flatte ton ego, ça permet de rester du côté des gentils experts objectifs. Mais dans la vraie vie, c’est une illusion. Refuser d’assumer ton rôle dans la vente, c’est laisser le deal se jouer sans toi. Et ça, c’est le pire service que tu puisses rendre à ton AE, à ton client et à toi-même.
J’ai réfléchi pour te donner des façons concrètes d’activer cette réflexion. Je t’en partage cinq aujourd’hui :
- Redéfinis ton rôle : prends une feuille et écris noir sur blanc ce que tu apportes concrètement dans un cycle de vente. Pas du jargon, mais des éléments tangibles : tu crées de la confiance, tu traduis les besoins business en solution, tu donnes de la visibilité sur les risques, etc.
- Écoute au-delà de la technique : lors de ton prochain call, demande-toi ce que ce deal représente pour son business. Qu’est-ce qu’il gagne à dire oui ? Si tu ne le sais pas, tu n’as pas assez creusé.
- Assume tes victoires : quand ton intervention débloque un deal, ne dis pas « c’est mon AE qui a closé ». Dis-toi plutôt « on a closé grâce à un binôme bien coordonné ».
- Clarifie la frontière avec ton AE : prends une heure et quelques cafés pour discuter franchement. Qui pousse sur quoi ? Qui se tait et quand ? Mieux vaut une discussion claire que des tensions implicites. Si ce n’est pas déjà fait, je t'invite à lire mon numéro sur le conflit SE / AE.
- Adapte-toi à ton marché : regarde comment tes clients réagissent. Un ton qui rassure côté US ou UK peut braquer en France. Ajuste ton discours, pas seulement ta langue.
Et toi, tu assumes ton rôle dans la vente… ou tu continues à croire que tu ne vends pas ?
Merci infiniment d’avoir lu ce (déjà) neuvième numéro de SolutionScience !
On se retrouve vendredi prochain pour un nouveau sujet.
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Philippe